SUSPENDUE …
La durée n'est pas dans la pierre impérissable
des temps premiers
elle est le temporel
malléable
Peter Handke
Le monde peut être un espace blanc, un dessin droit. Il peut se donner comme une même eau, une substance unique où certains croient voir une totalité.
D'autres pensent cette totalité perdue depuis longtemps et s'ils partent à sa recherche c'est en passant par toutes les différences, toutes les additions qui sont le corps multiple de la matière.
Jean-Pierre Formica, qu'il emploie figures ou formes abstraites, a toujours préféré cette polymorphie, cette polyvalence. Jamais il ne nous invite à l'expérience du point de vue unique, conséquence de règles stables ou de constructions organisées par la cohérence de préalables. Tout, dans son œuvre, est l'affirmation du pluriel, du contradictoire, de déroutantes comparaisons ou de juxtapositions indissociables.
Elle est un éloge de la diversité, d'une diversité énergique, dansante mais aussi mystérieuse, obscure, silencieuse. Elle exprime le nombre puis l'accumulation du nombre jusqu'à atteindre l'équivalent d'un cosmos, lancé et tombé, en bas et en haut, joué et manipulé de telle façon qu'il incarne l'art de ces manipulations c'est à dire, l'art "tout court" devenu cet équivalent dont il s'empare.
Jean-Pierre Formica s'en saisit par la peinture, la sculpture en bronze comme en sel. Nous le sentons prêt à user de tous les moyens et de toutes les dimensions pour expérimenter le déploiement d'une forme qu'il met en jeu, par la main, ou dont il attend l'auto-génération comme s'il s'agissait de créer un réel vitaliste qui est le sujet de son œuvre.
Volutes, plis, convulsions, vibrions, naissances, facettes, excroissances les figures de Jean-Pierre Formica sont en expansion. L'esprit s'empare de la nature : celle des structures salines comme celle de la peinture qui, ici, est présentée et représentée à la fois, pour lui donner son souffle, son impulsion, pour s'identifier à elle, à travers un dessein artistique qui l'accueille et la façonne jusqu'à devenir : "le corps spirituel que l'on soulève" évoqué par William Blake.
La dernière période de Jean-Pierre Formica n'est pas étrangère à l'étroit enlacement des formes de l'auteur de "Saint-Michel enchaînant Satan" comme, à la pensée du scientifique René Thom et à la "théorie des catastrophes" qui analyse le réel grâce aux relations entre les dynamiques, celle de la continuité et celle, sous jacente, de la discontinuité et, plus encore, grâce à l'émergence de cette discontinuité dans le flux continu. Cette double dynamique, précisément repérable dans les tableaux, est au cœur de ces peintures et pour qui les contemple à travers leurs fronces, leurs ellipses, elles lui permettent d'éprouver cette sensation profonde de la naissance d'un espace où se rapprochent, se révèlent, se confondent le langage de la peinture et celui de la nature.
Dans cette rencontre, cette œuvre cherche sa raison, non pour je ne sais quelle légitimation réaliste mais, au contraire, pour y puiser la possibilité d'utiliser l'art, comme bon lui semble, dans le présent intense de la surprise, de l'irruption de la déraison dans la raison, enfin pour être au plus près de l'art qui, s'abandonnant à ce paradoxe, est plus vivant que la vie elle-même.
Si l'art et la vie, plis sur plis, donnent naissance à une dépense qui, par la forme, devient une œuvre, le plus singulier est d'observer que cette forme se refuse à toute assise, toute fondation et qu'ainsi nous participons à la joie, à la jouissance de son éphémère suspension.
Olivier Kaeppelin
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