I
Page blanche. Quand le taureau sort en piste, celle-ci est libre d’obstacles, soigneusement récurée par les areneros. Quand le dessinateur attaque la page, de la mine ou du fusain, elle est vierge. Tout reprend à zéro, taureau après taureau, page après page. Quelque chose surgit dans cet espace vide, à la fois promesse de liberté et menace de l’inconnu. Au premier jet, Formica accroche son dessin comme le torero réussit à retenir la charge du taureau d’un frémissement de capote.
II
Mémoire. Formica est né aux portes de la Camargue, y passe toujours la moitié de son temps. Les taureaux peuplent donc sa mémoire. Mais voilà, il faut oublier les taureaux déjà vus pour pouvoir dessiner, à vif , le taureau qui surgit! Car tout va trop vite. Pour saisir au vol la figure qui s’est ébauchée dans la piste, l’espace d’une fraction de seconde, il ne faut pas laisser des souvenirs s’intercaler entre la main et le papier. Plus tard, dans son atelier, l’artiste peut dessiner ou peindre « de mémoire ». Pas quand il est dans le callejón, carnet en main.
III
Visée. Depuis des décennies, à chaque course, Formica se tient fidèlement à la même place, dans la contre-piste d’une plaza voisine, accolé à un burladero. De même, certains très vieux abonnés n’échangeraient pour rien au monde leur place habituelle contre une autre, même meilleure. Ainsi, l’angle du regard porté sur l’arène demeure-t-il toujours le même. Cette unité de lieu est une unité de mesure : la foule des sensations déjà éprouvées passe par le même filtre, le même cadrage. L’accessoire ainsi neutralisé, rien ne détourne l’œil de sa quête d’inédit.