I
Page blanche. Quand le taureau sort en piste, celle-ci est libre d’obstacles, soigneusement récurée par les areneros. Quand le dessinateur attaque la page, de la mine ou du fusain, elle est vierge. Tout reprend à zéro, taureau après taureau, page après page. Quelque chose surgit dans cet espace vide, à la fois promesse de liberté et menace de l’inconnu. Au premier jet, Formica accroche son dessin comme le torero réussit à retenir la charge du taureau d’un frémissement de capote.
II
Mémoire. Formica est né aux portes de la Camargue, y passe toujours la moitié de son temps. Les taureaux peuplent donc sa mémoire. Mais voilà, il faut oublier les taureaux déjà vus pour pouvoir dessiner, à vif , le taureau qui surgit! Car tout va trop vite. Pour saisir au vol la figure qui s’est ébauchée dans la piste, l’espace d’une fraction de seconde, il ne faut pas laisser des souvenirs s’intercaler entre la main et le papier. Plus tard, dans son atelier, l’artiste peut dessiner ou peindre « de mémoire ». Pas quand il est dans le callejón, carnet en main.
III
Visée. Depuis des décennies, à chaque course, Formica se tient fidèlement à la même place, dans la contre-piste d’une plaza voisine, accolé à un burladero. De même, certains très vieux abonnés n’échangeraient pour rien au monde leur place habituelle contre une autre, même meilleure. Ainsi, l’angle du regard porté sur l’arène demeure-t-il toujours le même. Cette unité de lieu est une unité de mesure : la foule des sensations déjà éprouvées passe par le même filtre, le même cadrage. L’accessoire ainsi neutralisé, rien ne détourne l’œil de sa quête d’inédit.
IV
Vitesse. La réussite d’une faena est affaire d’allure. Un taureau trop lent ennuie, de même qu’un torero trop rapide. Comme la musique ou le cinéma, la tauromachie s’inscrit dans un déroulement temporel. Le dessin, le tableau ou la photographie font l’inverse : le spectateur ne les découvre qu’achevés, et immobiles. Traduire la durée dans un medium fixe., voilà un vrai défi pour l’artiste qui veut représenter la corrida. C’est sa part de risque : se battre contre le temps. Formica dessine à toute allure.
V
Répétition. Peu de spectacles humains sont aussi répétitifs que la corrida, qui s’égraine de tercios en tercios et de quarts d’heure en quarts d’heure selon un dispositif immuable. Tout se qui s’y passe n’a lieu qu’une fois mais selon une incessante répétition. L’artiste qui veut en rendre compte doit, lui aussi, accepter de se répéter, s’il veut inventer. Formica a fait de la variation d’une figure identique un des principes de sa peinture. Il l’a peut-être appris dans l’arène où aujourd’hui ses figures font retour.
VI
Réflexe. Visuellement, tout va très vite en corrida - des fractions de secondes qui s’ajoutent à d’autres fractions de seconde. C’est presque instantanément que le torero perçoit la charge du taureau et traduit sa pensée en un geste, si éperdu de lenteur soit-il. De même, quand Formica dessine un événement dans l’arène, donne-t-il l’impression que l’influx nerveux passe directement de sa pupille au bout de ses doigts : un arc réflexe que le papier enregistre comme celui d’un sismographe.
VII
Trait. La course du taureau, du sortir du toril à sa fin, dessine une seule ligne sur laquelle le torero prélève quelques segments pour les infléchir à son gré. En cela, la corrida se fait art du trait, parente du dessin. Ainsi, Formica n’a longtemps saisi la corrida qu’au fil du crayon – une simple mine, en noir et blanc. Comme s’il s’essayait à une double adéquation : rendre à la fois la figure furtive que les corps en mouvement forment sur la piste mais aussi lui emprunter son moyen principal : le dessin au trait.
VIII
Repentir. Un écrivain rature, un peintre retouche mais un torero n’a pas droit au repentir. Ce qui est fait est fait, plus rien ne l’effacera. De même est-ce sans gomme que Formica travaille dans l’arène. Il donne l’impression de suivre son crayon plutôt que de le pousser. L’idée qu’il a eue d’emprunter la roulette à blanc de chaux pour dessiner sur le sable d’Arles ne lui laissera pas non plus la possibilité de revenir en arrière : le trait sera tiré.
Gérard Dupuy
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